Accessibilité virtuelle

Interprétation d’une expérience d’histoire de l’art en réalité virtuelle pour des utilisateurs aveugles ou malvoyants

Peter Pavement

La réalité virtuelle (RV) et d’autres environnements numériques 3D sont redevenus à la mode dans le monde des musées — la dernière vague technologique a entraîné diverses réponses créatrices de la part du secteur du patrimoine culturel et de ses fournisseurs. Des établissements ont souvent fait de la technologie un nouveau moyen d’interprétation pour offrir des explications et des récits dans un environnement immersif. D’autres se sont servis de la RV pour aller « hors des murs » de leurs bâtiments (comme ils l’ont fait avec des exemples précédents de nouvelles technologies des médias), avec une pléthore de visites de musées ou de bâtiments historiques reproduits numériquement et pouvant être visités virtuellement. Quelques organisations ont utilisé la technologie pour explorer un type d’archéologie reconstructive — reconstituant des bâtiments ou des situations à l’aide d’outils de modélisation 3D pour reproduire certains des choix matériels et esthétiques de la construction originelle. Un bon exemple est la reconstitution en RV d’une maison longue iroquoise par le Museum of Ontario Archaeology (MOA), sur la base de témoignages archéologiques et d’archives ethno-historiques du musée, en collaboration avec un chercheur de niveau doctoral de la Western University.


Dans le même ordre d’idées, notre compagnie, Surface Impression, entreprise de développement des médias numériques spécialiste des musées, a reçu du Royal Collection Trust de Londres commande de la création d’une reconstitution virtuelle des galeries d’art privées de Charles Ier (1600-1649), roi tristement célèbre d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande de l’époque des Stuart. Charles, qui était un collectionneur passionné d’art de la Renaissance, acheta un nombre considérable d’œuvres, dont des toiles d’artistes tels que le Titien, Raphaël, Léonard de Vinci, Antoine van Dyck et Rembrandt van Rijn. Les œuvres que possédait Charles Ier étaient réparties entre les nombreux palais royaux, mais il créa (ce qui était exceptionnel à l’époque) une série d’espaces consacrés à l’art au palais de Whitehall, à Londres — des galeries privées destinées essentiellement à l’appréciation de l’art. C’est là qu’on trouvait les œuvres « vedettes », et notamment une salle entièrement consacrée à des œuvres du Titien, un des artistes préférés du roi.

À la fin de la Deuxième guerre civile anglaise (1648-1649), Charles Ier fut décapité et sa collection dispersée et vendue. À la suite de la restauration de la monarchie en 1660, son fils Charles II tenta de récupérer la collection, mais de nombreuses œuvres ne lui étaient plus accessibles. Le palais de Whitehall connut également un triste sort : la plus grande partie du complexe fut incendiée en 1698.
Deux documents essentiels nous renseignent sur la collection, tous deux des inventaires d’œuvres. Le premier, le Van der Doort Inventory, était un catalogue réalisé par Abraham Van der Doort, un Hollandais auquel on avait confié le soin de veiller sur la collection du roi. Le second, appelé Sale Inventory, était essentiellement un catalogue de vente de feu dressé après l’exécution du roi afin de faciliter la liquidation des biens. Le contenu de ces inventaires fournit des détails sur les titres, les artistes, les dimensions, les emplacements et le contenu. Il constitue depuis plusieurs dizaines d’années une source historique essentielle pour les historiens de l’art. Niko Munz, conservateur du Royal Collection Trust, avait étudié durant des années ces inventaires, les compilant dans des feuilles de calcul, afin qu’on puisse s’en servir comme sources de données, et localisant les œuvres d’art qui ont survécu jusqu’à nos jours, réparties un peu partout dans le monde (certaines œuvres ont repris le chemin de la collection royale, tandis que d’autres se trouvent dans des établissements tels que le Louvre, le Prado et l’Ermitage, ainsi que dans des collections particulières).

Combinant ces données avec celles d’études archéologiques du palais de Whitehall, et des témoignages de grandes maisons contemporaines des périodes Tudor et Stuart, nous avons pu créer des reconstitutions virtuelles de trois importantes salles d’exposition privées présentant les œuvres les plus prestigieuses de la collection de Charles 1 er.

Le projet progressant, recréer les salles s’est apparenté de plus en plus à la conception de salles d’exposition du monde réel et à l’organisation d’expositions. Les inventaires ont informé l’ordre et parfois la position des peintures relativement aux portes et aux fenêtres, et l’archéologie a fourni les dimensions des salles. Cependant, beaucoup de décisions se sont résumées à l’interprétation des praticiens du secteur de la création du projet — la hauteur où l’on accroche une peinture, la position d’un manteau de cheminée relativement au faîte de la toiture et la couleur du bois des panneaux muraux ont toutes fait l’objet de décisions subjectives. Toutefois, la plupart des œuvres existent toujours et on a pu se baser sur elles pour les dimensions, le contenu et parfois même le cadre. Le projet de RV a permis de réunir les œuvres pour la première fois en plus de 350 ans.

Tout au long du processus d’élaboration du projet, bien que passionnés par le sujet et l’emploi de la technologie, nous avons été attentifs aux obstacles à l’accessibilité que pose la RV. Au cours des 17 années depuis la fondation de Surface Impression, nous avons été de fermes partisans de l’accessibilité numérique à la culture et au patrimoine, et nous nous sommes fait une réputation d’experts dans le domaine — particulièrement grâce à notre travail auprès d’organismes de bienfaisance pour les handicapés et des praticiens des arts pour les personnes handicapées. La RV pose un défi intéressant en ce qui concerne l’accessibilité, car d’une part c’est une façon d’apporter des expériences à des personnes qui peuvent être incapables de se rendre physiquement à un endroit donné, mais c’est d’autre part un média qui constitue un obstacle pour ceux qui souffrent de mobilité réduite, et particulièrement les personnes aveugles ou malvoyantes. Nous avons décidé de faire un peu de recherche et de développement et de chercher à savoir comment il était possible de rendre la « collection perdue » de Charles Ier plus accessible aux personnes souffrant de déficience visuelle. Une évaluation de la maison longue iroquoise en RV, facilitée par le MOA, à London (Ontario), a contribué à mieux connaître les exigences en matière d’accès.

Pour contribuer à la recherche et au développement du projet, nous avons fait appel aux services de VocalEyes, organisme de bienfaisance basé à Londres qui fournit une description audio pour les aveugles et les malvoyants. Son travail consiste principalement à offrir une description audio en direct lors de représentations théâtrales dans l’ensemble du Royaume-Uni, mais ces dernières années, ils ont ajouté à leur offre des descriptions audio de visites de musées et un contenu préenregistré pour des guides du visiteur portables et des applis.

Travaillant avec le conservateur du Royal Collection Trust, un descripteur audio de VocalEyes a interprété la disposition spatiale d’une des salles virtuelles de la galerie privée (Privy Gallery) et les peintures exposées. Dans des enregistrements d’environ une minute par peinture, la description couvre tant les aspects visuels que l’interprétation dans un style riche et vivant. Par exemple, la « Sainte Marguerite » de le Titien est décrite comme suit :

« Sainte Marguerite, portant une robe aux genoux vert menthe à encolure dégagée sur une chemise blanche fine, court vers nous à travers un paysage rocheux, ses deux bras déportés vers la gauche. Sa jambe gauche à la peau claire s’avance vers l’avant. Sa jambe droite, qui est invisible, est probablement directement derrière elle alors qu’elle enjambe le dragon vaincu à l’allure de lézard lové au bas de la toile. [...]

Dans le coin inférieur droit, on aperçoit la moitié supérieure d’un squelette humain. Dans le quart supérieur gauche de la toile, un nuage noir surplombe une ville et se déploie sur une étendue d’eau sombre. Un haut campanile évoque Venise. Ce réalisme contraste avec le tourbillon de nuages sinistres qui menace de l’engloutir. Tout comme le visage de Sainte Marguerite, finement peint — pénétré d’horreur et d’inquiétude —, ses tresses de cheveux châtains indisciplinées et le drapé délicat de sa robe contrastent avec la bête d’un rendu plus grossier qu’elle a vaincue. »

Nous avons confié la réalisation de l’environnement 3D à SketchFab — une plateforme en ligne créée pour le partage de modèles 3D à peu près de la même manière que You Tube pour le partage des vidéos. SketchFab offre une gamme aboutie d’outils et, surtout, fonctionne sur la plupart des appareils, des téléphones cellulaires aux ordinateurs portables. Dans le cadre de notre expérience, nous voulions utiliser une plateforme dont des musées plus petits pourraient également vraisemblablement se servir pour des projets 3D. Toutefois, il n’a pas été facile d’intégrer le son à l’environnement 3D de la galerie privée — SketchFab offre des fonctionnalités audio, mais déclencher la lecture d’une façon appropriée au thème s’est avéré impossible. Afin de résoudre ce problème, nous avons utilisé l’interface de programmation d’applications (API) de SketchFab pour coder un moyen de rechange qui lancerait le son pour chaque toile (ainsi que pour la salle elle-même) et nous avons également ajouté quelques gros boutons à contraste élevé pour faciliter la navigation à travers la salle.

Pour mettre en œuvre le développement de notre produit, nous avons testé la reconstitution avec des participants malvoyants membres du Blatchington Court Trust, organisme de bienfaisance local pour les aveugles et les malvoyants. Nos testeurs se sont beaucoup investis dans le processus — testant avec enthousiasme les casques de réalité virtuelle Cardboard de Google, et nous faisant rapidement part des aspects positifs et de ceux qui demandaient à être améliorés. Grâce à leur aide, nous avons pu rapidement améliorer la navigation et nous nous sommes également rendus compte qu’une vue déficiente n’entraînait pas nécessairement un manque d’implication — nos testeurs étaient loin d’être des passionnés d’art, mais ils ont tous été intéressés par l’expérience et voulaient aller au-delà de ce qui était offert.

Grâce à l’expérience acquise au cours de ce projet, nous sommes maintenant capables d’affiner tant le contenu que la mise en œuvre technique de la description audio dans des environnements de RV, et nous sommes désireux de travailler à améliorer d’autres aspects de l’accessibilité au média (par exemple pour les personnes à mobilité réduite). Nous mettons sur pied et sommes à la recherche de nouveaux projets pour faire profiter les visiteurs des musées de ces réalisations — particulièrement au Canada, maintenant que Surface Impression a ouvert un bureau à Toronto. Mais cette expérience nous a surtout démontré que les personnes aveugles et malvoyantes qui utilisent la RV, constituent, si on leur en donne la possibilité, un public aussi enthousiaste que tout autre. Une raison de plus de créer des technologies et des médias qui s’adressent à tous.

archaeologymuseum.ca
royalcollection.org.uk
surfaceimpression.digital
vocaleyes.co.uk


Ce rapport muséologique a été rendu possible grâce au financement du Gouvernement du Canada. Ce rapport a été également publié dans le magazine Muse, numéro septembre/octobre, 2018