Musées : la viabilité passe par l’innovation

Alex Benay

Le ciel nous tombe sur la tête!

D’accord, il n’y a peut-être pas lieu de tenir des propos catastrophistes, mail il semble tout de même qu’une période trouble attende les musées canadiens. 

Faut-il adhérer à cette thèse selon laquelle les tendances à l’échelle mondiale indiquent une baisse de la fréquentation des musées? Par ailleurs, si l’on en croit les chercheurs européens et américains, les musées devraient s’inquiéter du fait que la composition démographique des visiteurs change. Partons du principe que ces tendances reflètent bien la réalité, si on les associe à des facteurs comme la conjoncture économique difficile et les bouleversements mondiaux liés au numérique (nouvelles, musique, télévision, etc.), on peut se convaincre d’une chose : un « changement » a bel et bien lieu. Les temps changent, et les musées se doivent de changer avec eux. Sinon, ils risquent de perdre peu à peu leur pertinence sur le plan du rôle communautaire, de l’éducation et de l’édification nationale. Pire encore, si des institutions publiques comme les musées n’arrivent pas à asseoir leur pertinence dans ces sous-secteurs, comment peuvent-elles aspirer à la viabilité? « La viabilité concerne essentiellement les besoins à venir » déclaraient Maurice Davies et Helen Wilkinson en 2008 dans un document de travail de Museums Association.

Je ne prétends pas fournir LA réponse à ces problèmes complexes, mais j’espère esquisser des pistes de solution. Les musées canadiens doivent à tout prix adopter une nouvelle définition de ce qui fait le succès muséal. Compte tenu de la révolution numérique que connaît le monde, il est dépassé de considérer la fréquentation comme le point de référence par excellence. Les gens vivent de plus en plus dans un monde virtuel et mobile. Samsung et Apple se sont pratiquement assuré que, d’un bout à l’autre du pays, la majorité des adultes porte en tout temps sur elle son téléphone intelligent; dans la plupart des grands centres urbains, les préadolescents possèdent un appareil mobile. La tendance est irréversible : le monde a pris le virage numérique. D’ailleurs, le Canada compte déjà quelques générations de « natifs numériques »· Conséquemment, les musées doivent intégrer davantage le fait de contacter, de communiquer et de mobiliser dans leur vision de ce qu’est le succès. Les possibilités qu’offre notre monde dépassent largement le nombre de personnes qui franchissent le pas des musées; en se concentrant uniquement sur les visiteurs réels, on fait abstraction de la plus grande partie de la planète. Bien sûr, l’expérience numérique ne pourra jamais se substituer à l’expérience réelle. Bien sûr, les artefacts occuperont toujours une place centrale. Mais dans un monde interconnecté, les musées ont, en tant qu’institutions publiques, le devoir et l’obligation de s’assurer que tout le monde, tant au Canada qu’à l’étranger, ait accès à leurs trésors. La seule et unique façon d’y arriver, c’est en devenant de véritables citoyens numériques mondiaux et en prenant part au nouveau monde numérique qui nous entoure. Si vous doutez qu’un changement soit en cours, considérez les questions suivantes : quand avez-vous vu pour la dernière fois un magasin de location de films dans le monde réel? Comment se fait-il que Netflix compte pour bien plus de la moitié du trafic Inter-net aux États-Unis? Pourquoi Postes Canada a-t-il fait de « Du monde en ligne jusqu’à vous » son nouveau slogan? Les personnes qui ont vu le jour après 1980 sont nées dans le monde numérique et le maîtrisent parfaitement. L’avènement de cette génération change la façon dont les musées doivent désormais contacter, communiquer et mobiliser. Nous n’avons toujours pas appris à interagir avec cette génération, car nous continuons de nous servir des critères de « fréquentation » pour déterminer le succès. Comment les musées peuvent-ils aspirer à la viabilité en s’accrochant à une définition dépassée du succès?

Nous savons tous que les musées sont des institutions publiques dont le mandat est d’éduquer, d’animer et de préserver. Personne ne remet en question le bien-fondé du mandat de conservation dont s’acquittent nos établissements. Cependant, la façon dont nous choisissons actuellement d’éduquer et d’animer, en tant qu’organisations publiques axées sur le patrimoine, met en péril le rôle même des musées. Et sous le couvert de ce qu’on définit comme la « viabilité » se cache une difficulté profonde sur laquelle il faut d’abord se pencher: nous évaluons le succès au moyen de critères caducs, dans un monde qui se transforme à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine — une façon de faire qui nous place à contre-courant de la direction que prend assurément le reste du monde.

Dans cette conjoncture nouvelle en constante évolution, les musées se doivent d’entrer en contact avec un public plus vaste en accroissant leur visibilité, un incontournable dans un contexte culturel numérique et mondialisé. Pour ce faire, il faut savoir comment joindre les natifs numériques, car ce sont eux qui sont appelés à fréquenter nos musées, dans leur forme réelle ou virtuelle. Des plate-formes comme Snapchat, lnstagram et YouTube servent d’intermédiaires dans cette nouvelle ère du numérique. Les musées étant avant tout des institutions du savoir, ils se doivent d’être au fait de ces tendances et d’établir un contact avec ces publics en utilisant le langage propre à ceux­ ci. Certains objecteront que le numérique et que les statistiques sur le nombre de personnes qui sont jointes ne peuvent générer des revenus pour les musées, contrairement aux données sur la fréquentation. J’estime que cette objection ne tient pas la route, car ma perspective a changé depuis que, l’an passé, les musées de sciences et technologies du Canada ont fait le choix de devenir de vrais citoyens numériques. Comment s’en convaincre? Prenons l ‘exemple suivant. Les acteurs culturels les mieux payés au pays ne sont pas nécessairement ces gens qu’on voit à la télévision; certains d’entre eux sont des jeunes qui génèrent des millions de dollars en revenus sur YouTube en diffusant leurs œuvres originales liées à des secteurs comme les arts ou les jeux vidéo. Si ces jeunes arrivent à générer des revenus dans le monde numérique à partir de leur sous-sol, qu’est-ce qui empêche les musées d’obtenir un tel succès? Si nos institutions prennent l'engagement de contacter de nouveaux publics, une telle réussite est à notre portée.

Si les musées sont à même de générer des revenus en joignant de nouveaux publics, il est aussi possible de favoriser la viabilité en communiquant de façon plus large dans ce nouvel univers numérique. Par communiquer, on entend le fait de tisser des liens. Étaler son contenu à partir du compte Twitter du musée, c’est (déjà!) une stratégie dépassée. Si les musées entendent rester dans le radar des futures générations numériques — des générations qui, désormais, ne cesseront d’être notre public cible, ils devront interagir avec elles sur les plate-formes qu’elles fréquentent: Snapchat, lnstagram, YouTube, etc. Vous remarquez que je n’ai pas mentionné Facebook? Peu fréquentée par les natifs numériques, cette plate-forme attire sur-tout les immigrants numériques. Pour que les générations numériques connaissent l’existence des musées, qu’elles les fréquentent et qu’elles nous aident à générer des revenus, il faut d’abord établir une communication avec elles. Si l’on entend discuter de la viabilité des musées, il faut d’abord discuter de l’intérêt que ceux-ci présentent pour ces générations. Si nous n’arrivons pas à les joindre et à communiquer avec elles et, au final, à les intéresser à nos institutions dans leurs formes réelles et virtuelles, les musées n’atteindront jamais la masse critique qui leur permettra de maintenir leur pertinence et leur viabilité à l’avenir.

Mobiliser est de loin le plus important des trois critères proposés pour redéfinir le succès. Dans ce monde où le numérique est omniprésent, les institutions publiques comme les nôtres sont appelées à contacter, à communiquer et à mobiliser. L’engagement est plus important que la fréquentation pour les natifs numériques. Mais l ‘engagement n’a plus tellement comme point de départ les publicités qu’on voit sur les bus ou la visite d’un lieu, mais, de plus en plus, le fait, par exemple, de naviguer sur Facebook pour un adulte, de consulter lnstagram sur son appareil mobile pour une adolescente, ou de visionner un clip intéressant sur YouTube pour un enfant. Et, facteur déterminant pour la viabilité des musées, il est moins coûteux de mobiliser les gens en ligne que dans le monde réel; qui plus est, on forme ainsi des espaces de co-créativité où les musées côtoient les publics qu’ils servent. Comme l’engagement fait appel à l’échange, il impose aux musées de devenir de véritables citoyens numériques pour que ce partage ait lieu tant dans le monde réel que virtuel : pour participer ouvertement à des débats virtuels, sans craindre les répercussions; pour permettre au public de procéder lui­ même au classement en ligne des archives de musées sans notre aide; pour s’en remettre davantage aux historiens afin qu’ils contribuent activement à déterminer la provenance des artefacts, et ce, en temps réel. Pour ce faire, nous devons changer radicalement notre façon d’envisager les choses, en tant qu’institutions, pour accroître notre pertinence et assurer notre viabilité. Qu’est-ce qui nous empêcl1e de confier au public la tâche de cataloguer les artefacts en ligne? Pourquoi ne pas tirer profit du pouvoir des masses? Et si nous délaissions notre rôle de « seuls détenteurs de la vérité », pour devenir des spécialistes de la participation en ligne, des coordonnateurs de contenu et des superviseurs du contrôle de la qualité? Ce critère est d’autant plus déterminant que les natifs numériques sont des créateurs nés et des collaborateurs nés. Ils ont l’habitude, par exemple, d’interagir avec des célébrités sur Twitter ou d’échanger sur diverses questions grâce à Google Hangout. Honnêtement, ils sont exactement le type de clients dont rêvent les musées! Cependant, nous n’arrivons tout simplement pas à les joindre massivement, ni même à nous éloigner juste un peu de notre modèle de fonctionnement, ce qui nous permettrait d’inaugurer une nouvelle ère de collaboration au sein des musées, une ère qui s’inscrit davantage dans les réalités globales du marché actuel.

Si nous choisissons d’adopter pleinement ce modèle, il nous faudra d’abord changer radicalement notre état d’esprit. Ce changement doit se produire sans tarder, car le monde se transforme rapidement autour de nous. Si nous y arrivons, nous deviendrons des chefs de file mondiaux en gestion participative du patrimoine auprès de générations de Canadiens qui ne demandent qu’à se mobiliser. Pour employer un langage plus direct, la viabilité des musées passe nécessairement par l’innovation numérique. Dans ce secteur, les institutions du savoir sont maîtres de leur destinée : elles peuvent choisir de se comporter avec les natifs numériques non pas comme des éducateurs, mais plutôt comme des co-créateurs et des partenaires; elles peuvent se servir du pouvoir de la foule pour accomplir davantage sans y voir un dossier de plus à ajouter à leur charge de travail; elles peuvent générer des revenus tout en accroissant leur pertinence. Si nous allons au­ delà de nos préoccupations sur la fréquentation pour discuter des façons de contacter, de communiquer et de mobiliser, les chances sont bonnes d’obtenir des résultats positifs. Il faudra toutefois du courage et de la détermination pour renoncer à nos modes habituels de fonctionnement et embrasser ce changement qui est porté par des forces extérieures à notre secteur. Ce passage ne se fera pas sans heurts, mais il assurera pertinence et viabilité aux musées canadiens. Les natifs numériques s’attendent à participer et à co-créer — et non à ce qu’on leur dise quoi faire. Nos musées figurent parmi les plus grandes institutions de savoir au pays; pourquoi ne pas proposer une nouvelle façon de redéfinir la culture de notre nation, qui a fait siens les principes de multiculturalisme et de liberté d’expression? Pourquoi ne pas mettre en avant ces valeurs canadiennes dans un cadre numérique participatif? Un sens accru d’engagement national et de transparence pourra se développer quand un nombre croissant de Canadiens prendront part à la production, à l’interprétation et à la redéfinition du sens de la culture au pays. « C’est ce que font les natifs numériques quand ils remixent notre culture » peut-on lire dans Born Digital: Understanding the First Generation of Digital Natives. « C’est peut-être ce qu’ils font quand ils décident ce qui leur plaît en fait de nouveaux blogues et de sources d’information. Mais ce processus ne peut avoir lieu que si nous arrivons à enseigner convenablement la culture numérique. La question la plus épineuse qu’il nous faudra résoudre est la suivante : doit-on tenter d’écraser la créativité virtuelle émergente des natifs numériques (pour protéger des institutions en ruine) ou, au contraire, de soutenir cette créativité et la culture participative susceptible d’en découler?

Alex Benay
Président-directeur général, Société des musées de sciences et technologies du Canada

Alex Benay a été nommé président-directeur général de la Société des musées de sciences et technologies du Canada (SMSTC) en juillet 2014, par la ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles. La SMSTC gère trois musées nationaux : le Musée de l’agriculture et de l’alimentation du Canada, le Musée de l’aviation et de l’espace du Canada et le Musée des sciences et de la technologie du Canada, et a atteint près de 14 millions de canadiens l’année dernière.

Avant de se joindre à la Société, M. Benay occupait, depuis 2011, le poste de vice-président, Affaires gouvernementales et développement des affaires chez OpenText, la plus grande entreprise de logiciels au Canada. Au fil du temps, il a joué un rôle de chef de file dans l’industrie numérique canadienne en plus de pro-mouvoir la transition vers le numérique à l’échelle mondiale pour divers groupes et organismes, dont le G20, le Secrétariat pour les pays du Commonwealth et les Jeux olympiques. Avant son passage à OpenText, M. Benay a été gestionnaire d’équipes à l’Agence canadienne de développement international, au ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, ainsi que pour Ressources naturelles Canada et Bibliothèque et Archives Canada.

Originaire de la ville de Québec, M. Benay a grandi à Ottawa et a fréquenté l’Université d’Ottawa, où il a étudié l’histoire. Il fait du bénévolat au sein de sa municipalité et entraîne une équipe de hockey. En plus de son poste actuel, M. Benay agit à titre d’administrateur au sein du Conseil d’administration de l’Association canadienne des centres de sciences, est un membre conseilleur du Conseil d’administration du programme des études muséales appliquées de l’Algonquin College, et est un membre actif du Conseil international des musées. M. Benay vit à Ottawa avec son épouse et ses deux enfants.

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« L’analyse présentée dans cet ouvrage suggère qu’une période trouble attend les musées si les tendances actuelles se maintiennent. Les publics des musées américains, comme ceux de la plupart des autres institutions culturelles, sont beaucoup moins diversifiés que l’ensemble de la population. Si la composition démographique des visiteurs demeure la même, les musées américains peuvent s’attendre à servir une pro-portion sans cesse réduite de la société. »

Source : Museum Experience Revisited, 2013

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« Contrairement à la plupart des immigrants numériques, les natifs numériques passent le plus clair de leur temps en ligne, sans faire de distinction entre l’univers réel et virtuel. »

« Ils ne le réalisent pas nécessairement, mais ils ont atteint un degré de maîtrise sans précédent de leur environnement culturel. »

« En permettant aux gens de redéfinir sans cesse leur compréhension de la culture grâce à la créativité numérique, Internet a introduit un principe entièrement différent. Et les natifs numériques sont les mieux placés pour prendre part à ce processus. »

Source : Born Digital: Understanding the First Generation of Digital Natives, 2008

 
  Ce rapport muséologique a été rendu possible grâce au financement du Gouvernement du Canada. Ce rapport a été également publié dans le magazine Muse, numéro mars/avril 2016.